Don du corps à la science : de la pratique à l’éthique
Récemment réglementé, le don du corps à la science permet aux médecins de demain de se familiariser avec l’anatomie humaine. Un enjeu louable. Quels sont les critères de sélection des corps ? Dans quel délai le corps est-il utilisé avant d’être restitué sous forme de cendres, si tel a été le souhait du défunt de son vivant ? Quelles questions éthiques peut être associées à cette démarche altruiste ? Les réponses de Grégoire Moutel, professeur en médecine légale et droit de la santé au CHU de Caen.
« Prendre soin des corps après la mort », tel était l’intitulé d’une journée thématique organisée le 24 avril 2024 par l’Espace Ethique Ile-de-France. Et c’est justement le sujet sur lequel s’est penché Incipio en posant toutes ses questions à l’un des intervenants de cette journée, le Pr Grégoire Moutel, spécialisé en médecine légale et droit de la santé, par ailleurs directeur de l’Espace de Réflexion Ethique de Normandie (EREN), du service de médecine légale du CHU de Caen Normandie, de la chambre mortuaire et du centre du don du corps.
Prendre soin… en effet, lorsqu’un corps fait l’objet d’un don, et qu’il est utilisé pour enseigner l’anatomie aux étudiants lors de dissections, le corps est respecté dans toutes les incisions pratiquées. Les anatomistes et les médecins légistes sont les professionnels qui gèrent cette activité.
Une inscription obligatoire sur le registre du centre de don du corps
Mais dans un premier temps, penchons-nous sur cette décision testamentaire qu’est le don du corps à la science. « Ce don suppose un consentement explicite adressé dans son testament et doit être adressé envers un seul centre de don du corps, souvent celui de sa propre région », détaille le Pr Grégoire Moutel. Cette démarche administrative est indispensable pour pouvoir procéder à l’inscription sur le registre des donneurs que chaque centre au don du corps se doit de tenir. » A noter que l’inscription de ce souhait de don sur les directives anticipées ne valent rien sur le plan juridique, même si elles peuvent bien entendu faciliter les échanges et le vécu par les familles.
Veillée mortuaire, anonymisation, don absolu, remise individuelle des cendres…
Dans les faits, quand un décès survient, « les proches du défunt donneur sont informés de cette démarche de don souhaité par le défunt. Les pompes funèbres se chargent de contacter le centre du don du corps qui dispose d’une astreinte téléphonique pour être joignable en permanence, et ainsi d’éviter de dépasser le délai des 48 heures sous lequel le corps doit être acheminé vers le centre ».
“Une fois qu’il y a eu ce petit temps d’adieu, le corps échappe complètement à la famille et aux proches ”, Grégoire Moutel
Au sein du centre, « aucune mise en bière n’est effectuée. Le corps peut être transporté dans la chambre mortuaire du CHU ou dans un funérarium privé pour être présenté aux familles qui peuvent venir se recueillir pendant 48 heures. A ce moment, un(e) représentant(e) des cultes peut se déplacer mais il n’y a pas de cérémonie à proprement parler. Une fois qu’il y a eu ce petit temps d’adieu, le cors échappe complètement à la famille et aux proches. Le corps est ensuite transféré par les professionnels du funéraire* dans le centre du don du corps avant d’être anonymisé. »
A noter qu’avant d’être utilisé, le corps ne subit aucun soin. « A l’issue de l’utilisation du corps, et c’est une nouveauté, il existe maintenant plusieurs parcours si le donneur l’a souhaité », et donc inscrit dans son testament :
- – Le don absolu, ne prévoyant « aucun retour du corps à la famille. Le corps va partir dans le crématorium de la ville de manière anonyme et le cendres seront répandues au carré des donateurs où l’on rend d’ailleurs hommage tous les ans aux donneurs »
- – Le fait de redonner le corps aux familles pour qu’elle fasse une sépulture : « une possibilité théorique quasiment impossible à mettre en œuvre, voire non recommandé. Ce corps a en effet été utilisé, démembré par les écoles de chirurgie. »
- – La remise individuelle des cendres aux familles, « après le départ du corps du centre de don, la levée de l’anonymat et l’adressage au crématorium de façon nominative pour ensuite réintégrer le parcours funéraire traditionnel ». Un parcours par ailleurs à la charge des familles / pompes funèbres.
Dans le testament, il est conseillé de désigner une personne référente – qui peut être la personne de confiance – comme interlocuteur avec les équipes pour s’assurer du respect les volontés du défunt. « De votre vivant, chaque changement d’interlocuteur et de coordonnées de cette personne doivent dans l’idéal être transmis au centre de don du corps. » A noter « qu’en cas de doute sur les modalités du don, le parcours du don absolu est celui qui est privilégié ».
Quelle durée d’utilisation du corps ?
« Il n’existe aucune problématique de conservation du corps sur une très longue durée, tant que le corps est conservé à moins de 2 degrés ou même en congélation. Mais en moyenne, nous n’excédons pas les 6 mois. Un temps déjà long pour les familles qui attendent le retour de cendres » pour pouvoir cheminer dans le processus de deuil. D’ailleurs, « nous informons les familles du jour de la crémation ».
Des obstacles au don du corps à la science
Dans quelles situations le don du corps s’avère-t-il impossible ?
- – Un obstacle médico-légal : « la justice prime. Nul ne peut se soustraire à l’autopsie médico-légale étant donné qu’il s’agit de faire acte de justice, y compris pour les accidents de la voie publique mortels. Ce geste étant mutilant, le corps ne pourra pas être réutilisé »
- – « Une dégradation du corps putréfié en cas de retrouvailles tardives avec certains centres qui accueillent tout de même les corps sans pouvoir l’utiliser. Mais cela engendre une logistique et un coût. D’autres centres informent les familles que le don du corps à la science n’est pas inconditionnel », rappelle le Pr Moutel, et c’est un point important. « Les donneurs doivent en conséquence avoir une autre option pour le corps s’il n’était pas possible d’honorer ce don. »
- – Une absence de besoins. « En acteur de la transparence pour un début public sain, je pense qu’il faut savoir dire et entendre qu’il arrive parfois que l’on ait pas besoin de corps. »
Plus de corps que nécessaire ?
Et pour cause, le don du corps à la science, contrairement aux don d’organes, ne subit pas de pénurie. A l’échelle du pays, « il existe en effet une augmentation de la pratique du don du cors à la science ».
“Nous sommes aujourd’hui exposés à un afflux massif de corps dépassant nos capacités d’accueil”, Grégoire Moutel
Comment l’expliquer ? « Les gens sont plutôt généreux. Certaines personnes souhaitent aussi épargner les frais, ce qui est complètement compréhensible. » Mais éthiquement parlant, l’écueil est que cela créé un jour « un circuit parallèle d’obsèques gratuit. Or ce n’est pas le but, poursuit le Pr Moutel. Et au bout du bout, il y a un problème d’adéquation entre les dons et les besoins. « Nous sommes aujourd’hui exposés à un afflux massif de corps dépassant nos capacités d’accueil. Certains centres se retrouvent avec trop de donneurs. » Quelles solutions existent dans ce cas pour répartir les dons ? « Nous avons la possibilité de transférer des corps d’un centre à un autre en cas de besoin, entre Caen et Rennes par exemple. Mais il arrive que tous les centres de dons du corps soient surbookés. »
Quelle éthique pour les corps non utilisés ?
Les auteurs de la dernière révision des lois de bioéthique datant du 2 avril 2021 se sont emparés du sujet du don du corps à la science. Depuis cette date, et l’affaire des Saints-Pères**, les centres du don du corps ont été autonomisés et sont aujourd’hui rattachés aux universités. Un lien logique étant donné que les corps servent principalement à la recherche universitaire, à la connaissance anatomique et à la pratique chirurgicale, sur place donc. La gestion des stocks de corps disponible s’avère aussi plus simple. Même si elle n’empêche pas cette problématique de surbooking.
Comment alors gérer ces dons en trop grand nombre ? Doit-on continuer d’accueillir ces corps qui a priori ne serviront pas ? Peut-on dans les faits refuser le don du corps, alors que l’on demande à la société d’être le plus altruiste possible, en ce qui concerne le don du sang ou le don d’organes ? Autant de questions qui se posent sur le devenir des corps morts. En moyenne à Caen, nous avons besoin de 150 à 180 corps par an. En 2023, nous dû en refuser 5 ou 6 », décrit le Pr Moutel.
Don du corps à la science et don d’organes
« Philosophiquement, le don d’organes qui sauve des vies va primer. Mais statistiquement on est pas sur les mêmes classes d’âge. Les personnes qui font la démarche de donner leur corps à la science ont en général plus de 65/70 ans, âge à partir duquel les gens commencent davantage à réfléchir à leur finitude. C’est aussi l’âge à partir duquel le prélèvement d’organes devient moins fréquent » du fait de la vieillesse des corps.
Autre question : à quel point le fait religieux va-t-il pouvoir influer sur ce recours au don ? « Il apparaît que la religion catholique imprègne de moins en moins le sujet du don d’organes : les personnes même pratiquantes ou d’éducation religieuse auraient tendance à accepter le don d’organes plus facilement. En revanche, le don du corps à la science concerne principalement des personnes athées ou très peu pratiquantes », décrit le Pr Moutel en se basant sur plusieurs thèses dirigées sur ce sujet.
Après un prélèvement d’organes, un corps ne peut être donné à la science.
* « selon les conventions passées avec un professionnel du funéraire et les marchés publics qui ont été passés, l’université peut se charger du financement du rapatriement du corps si le défunt n’avait aucun proche gravitant autour de l’organisation de ses funérailles. Une mission de financement allouée aux université sans réflexion précise sur les budgets. La question de la participation financière par les donneurs épargnés par les frais d’obsèques s’est posée sans qu’elle fasse aujourd’hui l’objet d’une mesure concrète. Le débat mériterait d’ailleurs d’être ouvert en termes de solidarité, même si d’un point de vue symbolique, il peut être difficile à accepter »
**En novembre 2019, des situations d’irrespect des corps donnés à la science ont été dénoncées au sein de la faculté de médecine René-Descartes, située rue des Saints-Pères à Paris
au don du corps. Le Pr Grégoire Moutel était expert judiciaire dans cet établissement pour évaluer ces faits et pratiques
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Sources
- Interview du Pr Grégoire Moutel, spécialisé en médecine légale et droit de la santé, par ailleurs directeur de l’Espace de Réflexion Ethique de Normandie (EREN), du service de médecine légale du CHU de Caen Normandie, de la chambre mortuaire et du centre du don du corps
- Consulté en juin 2025.